Le message de Benjamin Stassen

Nous sommes la Forêt.
Nous portons une longue mémoire enfouie au fond de l’âme. D’obscures réminiscences d’un monde touffu et luxuriant. C’est un temps très lointain, presque mythologique où nous pouvions vivre en vibration unanime avec le grand souffle de Silva. Nous étions sortis, tout emperlés d’eau salée et de sable scintillants. Il avait fallu apprendre à respirer, à se mouvoir et la lente succession des gestes au pied des arbres en fleurs nous avait enseigné la verticalité. Enfin, nous avions trouvé l’aisance parfaite de la danse dans les branchages suspendus par-dessus l’océan végétal ourlant la terre de ses vagues émeraude. Une immense nostalgie nous envahit à la pensée de rythmes paisibles, de fruits mûrs et savoureux à portée de la main, de longes pluies salvatrices gorgeant l’humus d’une sève aussitôt élevée vers le ciel, au fil de piliers gigantesques et sans âge, gravissant les échelons du Temps pour libérer les forces formidables de la Terre, porter les offrandes de la fertilité à bout de branches et les présenter au Soleil. Tout nous était offert à profusion et dans ce foisonnement de formes, de couleurs et de sons, nous étions comme l’une des fibres sous les écorces anciennes, à l’unisson avec la musique issue de la grande Harpe aux couleurs d’arc-en-ciel. Oui, je m’en souviens maintenant. J’étais parmi eux, j’étais un enfant de la Forêt, et je n’avais d’yeux, de mains et de peau que pour l’instant présent, comblé par la corbeille sans fond et sans fin qui entourait l’horizon de ses mailles traversées de soleil. D'où nous viennent ces réminiscences d’un Éden d’autrefois ? Pourquoi s’être privé de pareille abondance ? Nous vivons désormais dans des cages de verre climatisées, nous élevons des biodômes pour simuler la persistance de la perfection. D’avoir fouillé les entrailles de la Terre pour en arracher le sang noir, nous voici rejetés sur les plages de la trahison, comme de vagues rebuts englués dans les vomissures de mazout crachés par les évents de baleines de fer… Or, ce qui ne semble plus qu’un vague souvenir merveilleux n’a jamais cessé d’être un rêve éveillé : ce qui fut autrefois demeure. Mais en sursis. Sous la poussée du cauchemar – puits de forage, ruée des tronçonneuses, cortège pestilentiel des big trucks traçant saignée après saignée – l’avidité ourdit une conspiration de machines infernales pour fouiller le grand corps de la Forêt et refouler ses derniers enfants avant de les enfouir dans l’oubli. Mais voici qu’une voix s’est élevée. Ce n’est pas même un cri, non, simplement une voix, calme et résolue, celle d’ethnies enfin unanimes, montant des derniers lambeaux de l’immense Silva. La voix de peuples paisibles mais obstinés, une voix capable d’inverser le cours des choses et d’arrêter l’obsession démentielle de dominer posséder la Forêt pour la réduire en un désert des troncs calcinés et de terre éventrée. L'entendez-vous cette voix venue du fond de la Forêt, du fond de votre âme ? Cette voix est aussi celle de Sarayaku. Cette voix est la mienne. La vôtre. La nôtre. Celle des Humains capables de savourer sans souiller, de prélever sans dépouiller, de transmettre sans compromettre. Nous avons tant à réapprendre pour retrouver le sens, la saveur et la dignité de porter le nom d’Hommes.



Benjamin Stassen, écrivain-photographe
Auteur de Géants au Pied d’Argile (1993), La Forêt des Ombres (1999), La Mémoire des Arbres (2003-2004), La Fête des Arbres (2005)
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